Ce qui ne devrait jamais se produire arrive parfois pourtant. Lorsque la vie bascule, et que l'injustice du sort sidère, c'est tout notre univers de sens qui chavire. Nous avons beau savoir que l'innocence ne protège pas et que le mal frappe à l'aveugle, le vertige nous gagne. Comment vivre dans un monde où des choses affreuses arrivent à des gens bien ?
La philosophie et la théologie ont proposé des solutions pour relever le défi. Mais elles peinent à soulager le sentiment de scandale, quand elles ne le renforcent pas encore en prétendant passer outre. Sans Providence à qui adresser sa plainte, auprès de quelle instance faire appel ?
Cette cour d'appel existe. C'est la littérature. Elle n'a certes pas le pouvoir d'effacer les dommages. Mais elle offre au moins la reconnaissance sans laquelle le désarroi ronge, en affrontant le scandale du mal sans chercher à le nier. Depuis l'immémoriale histoire de Job, l'homme heureux et juste à qui tout a été retiré pour voir ce que cela lui ferait, les expériences sur l'injustice du sort ne constituent-elles pas l'un des motifs préférés de la fiction ?
Du Roi Lear de Shakespeare à Némesis de Philippe Roth, en passant par Dostoïevski, Charlotte Brontë, Kafka ou Camus, les grandes fictions explorent la signification que la rencontre du mal peut avoir dans nos vies. En nous libérant des mauvaises interprétations des « épreuves », celles qui culpabilisent, emprisonnent dans la sidération et empêchent d'avancer, elles nous ouvrent un chemin en littérature pour surmonter la perte de sens. Et guérir.
Prenez une situation verrouillée et un univers clos, où il n'y a pas assez de ressources pour tous ceux qui veulent vivre : nourriture, eau, air, soins, etc. Tout le monde ne pourra pas survivre ; vous le savez, ils le savent aussi. Qui vivra ? Qui mourra ? Ou plutôt : qui sauver et qui laisser mourir ?La fiction contemporaine se délecte de ces choix tragiques. Du Choix de Sophie au thriller Saw, en passant par la trilogie des Hunger Games, la littérature pour la jeunesse et les fictions post-apocalyptiques, décider qui doit vivre quand tout le monde ne le peut pas est désormais le thème récurrent des productions culturelles à succès.Alors que l'égalité de valeur des vies s'est imposée comme un principe fondamental de nos sociétés, la question du tri entre les vies nourrit un tabou très protégé. Pourtant, elle n'est pas toujours provoquée par des choix sadiques, pas plus qu'elle ne surgit exclusivement de situations exceptionnelles. On la repère aussi dans des contextes plus ordinaires, comme l'action sociale ou la santé publique. Du triage des blessés les plus graves sur un champ de bataille à l'évacuation de naufragés perdus en mer, de l'exfiltration de quelques-uns au cours d'un génocide à l'ordre de vaccination en cas de pandémie, des situations extrêmes aux dilemmes quotidiens de l'éthique médicale se reconnaît le scénario d'une époque travaillée par ces questions dans son quotidien et sa mémoire blessée. Doit-on, et comment, réfléchir publiquement à ces choix de l'ombre ?